géographie : le temps

… cette fois, je voudrais tenir la consistance de ce temps heurté,
perdu, négligé, continu, indifférent et mesurable –
au sein de la durée du voyage – non extraire un laps ni un trajet quelconques, mais tenir ce que la mémoire ne peut faire advenir que séparés – ni le fragment de temps ni celui de l’espace parcouru, ni la prise factice des souvenirs…

Dans la durée, la tenue à tout instant précis, d’un décompte : celui du temps restant, celui du temps à venir ; la teneur du temps présent – qui s’élève
à rebours : elle est un temps momentanément dissout, qui ne s’égrène qu’en silence.

Eprouver le temps comme une sorte de bruit muet – celui d’une pression contre le corps -comme le temps est pris dans ce bruit – le bruit, l’assise du temps, une rumeur ininterrompue, un fil balbutiant – son cours incessant comme eau mêlée à celui de la conscience,
– elle, son charroi, elle informulée et sèche, son chantonnement, par laquelle elle se dicte et se déchiffre elle-même – le bruit du temps qu’on ne perçoit pas – qui vous heurte – bruit, sa possibilité de compression et de dissolution, lorsqu’il se mêle à d’autres, sur la grande portée du corps, la teneur du temps égaré dans les lignes imperceptibles de la mémoire, comme les lignes et les courbes du trajet ;

A tout instant avancer, et insécable, la prise de vue extérieure selon le mouvement continu de l’habitacle, cadrant depuis son bord le défilement
de la vision ; les tâches successives et simultanées que la conductrice doit unifier dans ce laps – l’analyse qu’elle doit, portée par la vitesse, opérer continûment, immergée dans ce qui n’est pas un paysage, mais une étoffe continuellement fixe, une étoffe ondoyante dressée entre le paysage et le corps : et le véhicule est la scène, mobile ;

Et nous deux, absentés et conscients, la bribe de conversation qu’on pourrait extraire, à peine compréhensible, d’être écourtée –

Et dans l’instant délimité, l’intérêt porté par le regard à tel détail de la montagne, au village aperçu au loin sous la courbe de l’autoroute, et dépassé
(après, me retourner, puisque la route offre une large courbe concave : le mot de violence en premier, le village non pas franchi mais ignoré – passer au-dessus comme au-dessus d’une pierre, d’un amas quelconque, et comment résider là, en dessous – résister ?) ou d’un bâtiment désert ou celui d’une vallée – disposant deux ou trois mots pour fixer l’impression qui m’a percutée puis l’oublier, ou tenter, après, dans la séquence qui aurait suivi, de la démêler, de l’alléger par le fil du langage –

[ Somewhere ]
Il est arrivé qu’une longue secousse s’empare de moi ;  une seconde pour la pointe de la sensation reçue, l’écharde sous l’ongle – ignorant à cet instant ce qu’elle était parvenue  à desceller au fond de moi – elle prenant toute la place, se retournant lentement – et la sensation reçue de s’épanouir – reçue par le seul détail de la boule opaque d’un lampadaire sur le bas-côté –  et de s’épandre, et comme les fils profonds de cette sensation résistaient – le souvenir auquel ils étaient crochetés – et elle de flairer avidement autour du premier mot venu, de la première phrase formée – mes yeux ouverts face à cet éblouissement intérieur, et sombre – m’efforçant de revenir à la sensation et l’image premières – la lumière ; et elle (la sensation) flairant tout ce temps sans relâche autour de chaque mot qui s’était exondé – déjà pesé, avalé ou dissout – le temps était devenu celui de cette fouille patiente  comme remuer la terre et chercher, aveugle, le trésor enfoui – et le temps l’avait transmuée en mots justes ou nouée en figures : le poème s’est écrit en voiture, au fond du ventre la sensation qui s’était éveillée, une boule lumineuse et lourde qui s’était éclaircie – écrire, une voile qu’il fallait sans cesse continuer de hisser 

[anywhere]
Mais le plus souvent, n’obtenir qu’un fade bruit intérieur, un babil répétitif et lassant – des mots vides, hébétés – parfois, comme une traîne, une vague envie d’exploration, transmuée immédiatement en remords – le désir de pénétrer ce paysage et de m’y enfouir, pour un chemin aperçu – promesse de saisie de l’espace tout entier, comme un abandon où le tenir

[ everywhere]
Une somme impossible à constituer,
l’éclosion infiniment fanée et renaissante de l’attention, du désir, de la rêverie ; dans le corps, le gouffre sans fond d’un instant,
et l’instant du corps dans l’espace : la mesure tangible de quelques pas assurés ou du franchissement de quelques dizaines de mètres.

On the road 2022/24 (reprise d’un texte)

Carnets Samis : six chants pour le Kiilopää

1.
Grand froid au départ de Kiilopää,
paliers après paliers, sur la pente,
essoufflés et nous retournant :
à chaque pas plus au loin
l’immensité se retire,
vague repoussée,
qui se replie en un liseré bleu sombre,
et de bronze et plus loin, de gris.

les profondeurs du paysage lointain :
lacs scintillants au fonds d’ornières,
rivières sinueuses semblant juste posées, coutures laiteuses,
forêts : vastes étendues fichées à toutes les courbes –
ne sont qu’une même matière en rebond.
ce qui est le plus éloigné est identique au sol sous nos pieds.
creux, plateaux, sommets émoussés ;
ondulations.
le jet du regard épouse les reliefs
rugueux
inégaux
somptueux
d’une surface sans bords.

2.
Au sommet du Kiilopää souffle un vent froid et vif. Depuis le plateau nu s’accorde l’horizon : des collines nous entourent, bossellements qui se prolongent à l’infini, presque égaux, écorchés de pierriers, clairsemés d’arbustes, émeraudes brisées, innombrables.

Voici l’autre versant. Nous nous écartons du sentier et dérivons en rêvant, en une douce et sinueuse dégringolade.

Genévriers, bouleaux rampants : bosquets épars et coriaces, éparpillés dans la grande exposition au vent et au froid.

Nous nous arrêtons sans cesse : parmi les larges lits de torrents asséchées, à peine creusés, près de larges pierres disposées comme les fragments de formes inachevées, le long d’étroits et capricieux méandres, où luit une eau claire, accroupis sur des éboulements bordés de bouleaux ou bruyères ; examinant la couverture de lichens qui semblent fixer la vie, photographiant toutes les fleurs qui nous plaisent, nous détournant vers les arbres solitaires (ils sont cambrés, obliques et inflexibles). Laissant le hasard ou notre désir nous emporter.


3.
Rien ne presse.
Beauté des reliefs
heurtés
Plis et murailles de granit,
Eboulis.
Rivières asséchées et rêves de filons d’or.
Oublier son chemin.
A quel point la végétation s’accroche pour vivre et faire vivre.
A quel point on peut faire un moment, partie de l’étreinte et de la force qui font ce paysage,
Qu’il ne peut rien n’être écrit qui n’en soit l’épreuve et l’hommage.

4.
Au loin, nous avons reconnu le sentier qui mène au refuge de Luulampi, emmêlé de ruisseaux et de mares. Le même rêve se poursuit dans l’accalmie, transformations infimes de la composition du paysage, flore agitée, obstinée, affleurements de l’eau qui s’égare.

5.
Retour par un sentier raide. Nous nous élevons en nous retournant sans cesse, face aux cîmes des collines qui se dressent et s’étirent lentement au-dessus des chalets, des lacs et des dunes primitives de Luulampi, couvertes de forêts de sapins. Toundra.

6.
Sous le déchirements de lourds nuages sombres par des lueurs profondes et pâles.


3 août 2019. Chansons pour le sentier du Kiilopää à Luulampi. Premiers textes.

marche, 8 fois

1
la marche c’est pour le temps – il faut être divisé, et bientôt vide – que la marche devienne durée de soi, tangible, et opposée ; allonge, amble – qu’elle vous emplisse, de sa mesure propre : une ajouture de soi à soi – une extension de l’espace et du temps, pas à pas, envidée, se déroulant en soi – graviers, empreintes sur le sable, ombre pliée – impossibles à borner

2
marcher, c’est pour le Temps. Pour : à la place de – non l’effacer mais le soumettre à la tension de la marche – le temps est une corde lâche – une corde dont les mains doivent s’emparer, tenir comme un fouet, qu’elle rampe – qu’elle s’assouplisse pour la marche – que la marche puisse la mettre à l’amble – qu’elle se tende enfin

3
la marche est comme une corde ; je l’ai apportée et lancée – elle, à rebours de son cours, me tire de ses secousses, que j’ai laissée filer ; et lance à nouveau

4
quelle est cette secousse ? est-ce avoir fixé et perdu, rendu provisoire et prélevé ce qui s’est présenté là, selon l’angle du regard, la longueur du pas, la rumeur de l’esprit – sa quiddité : un insecte dérouté, un fruit détaché, un visage penché, avant de se retirer et se fondre parmi les autres ?

5
une pomme toute pleine, avant le regard qui la convoitera, ignorée parmi toutes celles de l’arbre,
O pleine de Grâce

6
et la Beauté prêtée à ce paysage :
l’infatigable regard qui voudrait que la pomme d’or fût unique et pleine, inentamée
qui se présenterait entière et ne cesserait de me ravir et se dérober à chaque aperçu, selon que la marche l’expose et la change

7
ce qui est prêté à cette vue existe sans moi – Absolu, l’ensemble des instants dont chacun m’apporte la vue, dont l’ensemble ne peut réussir à réunir ni former l’objet

8
je peux dire : une vague parmi les vagues, celle là se dresse, souple, précise, unique et se retire

fuite

les vignes étaient redevenues sauvages, longues, hautes, rampantes ; le vent passait parmi les pins calcinés, dépourvus d’écorces, et de branches : son sifflement était aigre, grave, inquiétant, parmi les arbres nus, écorchés et noirs ; l’écorce des eucalyptus demeurait blanche et lisse, sous la couche brûlée : la toucher, elle n’était qu’une cendre, figée – partout, tremblaient les folles avoines, foisonnantes, leurs épillets d’or pâle devant le ciel, épaisses franges dociles haut levées, souples, denses, flexibles, douces ; les flancs nus de la sera incendiée avaient été nettoyés ; le bruit lointain et continu des tronçonneuses ; l’odeur des figuiers, des eucalyptus ; des chemins, l’épaisse poussière remuée, les chaussures semblant ne s’être pas soulevées,

j’ai pensé ça, devant les folles avoines et les noirs arbustes en forme de crosses – les mots se précipitant – recherchant la teneur exacte de la sensation perdue qui avait effleuré de très loin (les mots faisant que je pensais déjà à autre chose)

il avait fallu faire silence, revenir à l’état premier, retourner vers l’endroit précis, reprendre l’angle précis de mon regard – lorsque la sensation m’avait sauté dessus, envahissant le paysage que mon regard avait étroitement borné – puisque c’est de là qu’elle avait surgi – le plus juste est de dire : la sensation était venue par percussion – devant les avoines dorées et les genêts noirs – s’était répandue jusqu’à la bouche – montée plus loin que l’estomac,

une sensation impalpable, presque dissoute – seuls la crainte de la perdre et l’effort maintenaient la chose glissée en elle, faiblement vivace ; la pensée s’était répandue, après, au-dessus – non pour ce qu’elle avait de vrai à dire : une senne, ignorant ce qu’elle avait enfermé, qui lui pesait,

(tenir entre ses mains les poignées de sable liquide, attendre que l’eau s’écoule, faire rouler entre les paumes l’infime et inquiétante matière solide qui avait roulé sur la peau)

je m’étais dit, après être retourné,

les arbustes dressés
sont courbés comme un peuple en fuite
– dans une grande peur –
quel est ce peuple devant moi,
en fuite
et immobile ?

figé comme s’il m’attendait
et devais être parmi eux
à fuir et me regarder fuir
en même temps

Napoli, 3 : calque

de presque tout ce qui forme l’apparence de ce qui est étranger – le calque se reconstitue, instantanément. Ni reflet ni surface dépolie. En lui se recomposent, et pourraient être énumérées les innombrables choses que je ne fais qu’apercevoir – sentant que je vois davantage que ne puis dire, moins que ce qui se présente,

(ici tout est à ce point concentré, que ce qui se peut détacher par le regard, le plaisir, le souvenir, la capacité de se rêver à nouveau pour les jours à venir, a déjà rejoint, à son insu, ce dont il faisait partie)

ne disposant pas de l’idiome pour le regard et l’état de surprise et d’envie, en lesquels s’accumulent et s’encombrent une indéfinissable quantité d’objets, de détails – réduite à quelques vocables (pour les odeurs, la lumière, l’architecture, le mouvement des corps, tout ce qu’il est inutile, impossible et stérile de lister) et devant tirer sur la corde usée effilochée et lâche du langage :

mêmes mots répétés, devenus plus grands – ou perdus en raison de l’envie et du désir qu’ils portent, vocabulaire justement (et soudainement) appauvri, à la mesure de ce qui m’emplit – silencieux, précis, qui est la ville entière, promise dans l’angle aiguë du regard, l’itinéraire courbe, la seule distance parcourue durant cette première heure à pied,

c’est elle, par ses rues, ses palais, ses quartiers que je ne visiterai pas qui dispose – elle m’a enveloppé à l’instant où j’ai débarqué ; à présent, cinq jours plus tard, elle m’échappe

Napoli, Vico del fico del purgatorio, 28 juin, 22h30, musique, conversations autour de moi

Napoli, 2 : désir échoué

je m’oblige par un désir indistinct à regarder longuement une haute façade / son enduit rouge sang s’écaille / griffé /

dans ce désir, le lien insaisissable, insistant, et inexistant entre le passé et le présent / rien à savoir : comment a-t-on vécu et vit-on là, qui est devant moi ?

le temps limité de la pause, les sautes de l’attention – se tournant vers elle – divisée – instable – avide, négligemment, éveillent la sensation de l’énigme : elle est minime, provisoire / le désir s’est échoué là, et amorcé

c’est le bruit de fond de mon âme : qui vit là qui sera perdu, oublié malgré l’or du présent ? (le présent est or pour chaque seconde depuis les siècles des siècles)

désir changeant et entêté / le prélèvement de l’eau entre les mains : elle s’écoule entre les doigts avant d’être portée à la bouche / c’est le lot du visiteur : son regard s’enfuit déjà avant de s’être fixé sur la façade / s’use pour rien : sa présence à cet endroit, son ignorance, son envie,

toujours, la sensation de la perte à chaque fois, plus ou moins vive / la roue d’un moulin ne cessant de tourner /la curiosité un moment figée sur un objet : un vestige parlant, et muet, avant d’être oublié, et, photographié

Napoli, 27 juin 23

Napoli 1, approche

un dépaysement familier que je retrouve /dans toute son ampleur, sa force / elles dépassent mes souvenirs ou mes attachements /cette ville est un concentré d’elle-même / une reine épuisée / et superbe / un empire perdu et surpeuplé / fourmillant sonore / entre ses collines / son estafilade visible de toutes hauteurs / l’empilement de toutes choses / le résultat de son activité, du labeur incessant – la forme prise, et cumulée, en raison de l’urgence, de la survie, du business / échafaudages, constructions massives / palazzi, chiese / la circulation est une lave / couleurs dominantes des bâtiments / comme une couleur du paysage qui change, la frontière aérienne franchie : un signal pour qui arrive / l’immense plaisir de revenir / je suis attablé, due bichiere di vino rosso, lasagne alle napoletana /via dei tribunali / je pense soudain / ici tout se porte / la tenue les charges / comme surgir, ne cesser de bondir / il faut voir – et être pressé dans le flux de la passegiata à spaccanapoli / 2 kilomètres / la foule se porte elle-même et chacun dedans qui est-il ? (hier soir, j’ai pensé à taksim, istanbul) / ce concentré d’humains / sa pulpe vivante

Napoli, dimanche 25 juin. Entre 19 et 22h.

altiplaines (nul besoin de guide)

 
Et après les collines lumineuses, les sentiers blancs, la lumière des matins comme un lin que le soleil perce si facilement, les pelouses aux courbes de la montagne, les plateaux herbus, la terre d’estive des moutons, les prairies,

et les mouches impatientes, dans leur bourdon incessant, sans nombre, en nuées collantes et velues, les mouches affamées et envieuses, qui éparpillées, se collent ensemble à votre peau nue, vous convoitent, recherchent votre bras, vos oreilles, votre bouche ;

les chardons comme des astres barbus sur leurs hautes hampes épineuses, assaillis de guêpes, d’araignées, de papillons, chargés d’escargots minuscules, les asphodèles laineuses, les touffes d’immortelles – odeur du miel, du thym et d’épices inconnues ;


et de grandes roches arrondies et isolées, perdues parmi les hautes herbes, avoine sauvage, fétuque – les mots d’abandon, de solitude me viennent, pour leur leur ignorance, leur tristesse, la tristesse que je ressens pour elles d’être devenues aveugles ; bêtes pierreuses assoupies sous le soleil ; je pense : le vent est allongé à côté d’elles, elles respirent, une rumeur continue et douce, comme le bruit de frotter son bras ;

(plus loin, le vent glisse le long de parois rocheuses parsemées de roches et d’yeuses, corniches déchirées, brouillées dans le  contre-jour)


les branches vertes et courtes des genêts sous le vent invisible, seule flexion des tiges agitées en même sens ;

le vol d’une guêpe solitaire, le bruit tout proche, elle me heurte au moment où crisse une sauterelle – l’espace s’est réduit à ce qui nous est devenu commun en cet instant – un insecte noir et lourd s’approche me palper, son bruit lourd nous isole encore quelques secondes –


les pépiements des oiseaux froissent l’air ;

j’entends le silence, celui de la terre vivante, tout silence vient du sol, de l’humus et des pierres : le silence est une laine, et une portée, pour les bêlements, les bruits des insectes, le passage du vent tiède, les aboiements, le bruit de l’eau qui sourd de son antre végétal, un souffle lointain, profond, à peine audible (le passage de l’eau, elle coule à partir d’elle même, un fil qui ne ne cesse pas, une voix qui chante en vous, à votre place, celle des grincements, de la colère, des paroles inutiles)

le craquement secret des pierres – la terre s’ajuste et pense à sa façon de pierre ;

les plantes, leurs caresses incessantes et impudiques sous le ciel, et j’imagine sous la terre, leurs affleurements, leurs étirements, que s’enlacent racines et filaments, parmi les vers et les bêtes sans yeux.

sur les pentes des collines au loin, sur les herbes pâles, nous regardons les bergers conduire les bêtes en une glissade lente – mais je pourrais dire le berger conduit par les bêtes qui se dispersent ou bien hésitent ou bien vous regardent avant de disparaître dans le troupeau qui s’étire et qui enfle, et autour d’elles, les chiens liées à elles – troupeau, chiens et homme sachant vers quel endroit ils se dirigent, de sorte que nul ne les guide et qu’il n’est nul besoin de guide pour l’eau ou le corral


Altiplano di Castelluccio di Norcia (Ombrie)
Campo Impetatore (Abruzzes)
Texte provisoire, récit en cours

rituel | mamuthones e issohadores


Se vêtir de la peau de laine sur ses vêtements habituels,

Porter la ceinture de cloches, 30 kilos, dans les bandages serrés,
que la tenue soit irrespirable

Mettre le masque noir de l’hiver, taillé dans l’aulne ou le poirier sauvage

Par-dessus le masque, le béret de l’homme et le foulard de la femme

Douze hommes en deux colonnes,
Avançant à pas chassés, à pas cadencés ou bien
martelant le sol dans le vacarme des cloches :
terre sonore, qui soumet et qui prodigue,

Douze hommes encadrés par des gardiens vêtus de rouge, portant masques blancs, lassos à la main,

Ce rituel me bouleverse, comme s’avancerait un visage inconnu :
son regard me plonge avant le temps,
où rejoindre un sourire familier,
le bruit des sources,
des figures élémentaires et suffisantes,
où tiennent le sol et l’air,

Masques noirs pour perdre toute identité – ne même pas être autre que soi –
et figurer des forces oubliées et essentielles, de profondes abstractions,
qu’il ne suffit pas de déchiffrer,

qui exigent d’être incarnées,

Masques de l’hiver dont il faut annoncer la fin, porter le poids et la promesse de délivrance, qui est sa défaite,

Les gardiens vêtus de rouge font tourner leurs lassos, pour capturer les spectateurs : nouvelles figures pour le printemps,
entrées de force ou par jeu, de visages et de corps nouveaux

Douze mois de l’année devenus noirs comme le passé


Sur You tube : https://youtu.be/rX5RlPWoxZQ

Mamoiada. Sardaigne. Juillet 21.
Rezé, 15 octobre 22

le ciel ouvert devant eux, profond, tumultueux, et sanglant et doré


« Comment puis-je imaginer avec justesse ce qu’ils ressentaient ? J’ignore tout.
Leurs désirs seront demeurés obscurs et négligeables ; de leurs pensées
et leurs rêves ; de leur servitude ; de leurs espoirs- étincelles et cendres ; comment ils se relevaient  debout harassés souriants –
je ne dispose que de l’image du Monde qui leur était adressée
Ô miroir vide, au tain presque effacé « 

1
je peux les imaginer entrant dans l’église comme un troupeau,
chacun forçant le passage par l’étroite porte et tous de s’avancer
comme les bêtes avancent,

comme elles avancent, qu’elles soient là ou là, non pas distraites,
non pas indifférentes, mais comme si le monde était  partout une seule et même chose : la terre, l’étendue de la terre sèche et âpre, les collines arrondies qui se croisent en tous sens ; la succession du jour et de la nuit ; le défilement des larges chemins par lesquels elles sont guidées ; les aboiements et l’ombre sur les pâtures,

et elles, là, comme n’importe où ailleurs, attendant simplement
l’étape ultérieure vers laquelle elles seront conduites,
et toute leur pensées dirigées vers l’idée, par l’idée qu’on les pousse plus loin, qu’elles sont faites pour être poussées plus loin et non pas regarder autour d’elles, s’arrêter et relever la tête ou lever les yeux

ainsi sont les bêtes qu’ils ont conduites depuis des semaines vers l’estive,
depuis les terres brûlantes du sud jusqu’à l’étale plus clémente
de la haute-plaine, après être passés au pied de la montagne, 
sous les neiges glacées (nul ne les a vues à son flanc droit)
le sommet qu’on appelle la Grande Corne
(salut à toutes les bêtes qu’ils guident !)

et mêlés à leurs troupeaux, moutons, brebis, agneaux, agnelles et chiens,
qui ne connaissent durant la transhumance que les alternances d’un ciel uniforme et l’espace que délimitent les odeurs des bêtes et leurs cris,
et les lignes qu’elles forment les unes derrière les autres quand la première s’élance, croyant être encore au milieu du troupeau…

mais je ne puis vous décrire ainsi – car je sais : cela n’a pu être ainsi –
et ne peut s’être passé ainsi pour aucun d’entre vous,  
frères qui en savez plus long depuis des siècles sur le Berger
et l’unique brebis perdue que quiconque – secula seculorum 
même si j’ai plaisir à dire :
votre entrée désordonnée, soumise, fougueuse et entravée,
celle de bêtes dans un bâtiment, n’importe lequel, vous-même pensant
 » nous bergers arrivés dans ces montagnes, nous sentons comme les bêtes, avons
marché avec elles depuis des semaines, dormi avec elles par tous les temps « 


2
mais je ne peux imaginer que vous seriez entrés ainsi, têtes baissées
comme les bêtes se suivent, avec celles plus impatientes de passer devant, de rejoindre l’étape du lendemain, qui n’arrivera qu’après la nuit à venir
dans l’église si petite,
l’oratoire des pèlerins,

une pression telle que l’un d’entre vous
presque éjecté, ou pour mieux dire, son corps, sous la pression commune
des corps, les uns contre les autres, les uns après les autres -comme un fruit duquel gicle la pulpe et les pépins, dressé en une tournure incompréhensible,
son corps élevé, porté, rejeté, soulevé par la masse des autres corps,
ses bras affolés, aspiré vers la voûte, élongué et tordu

et lui, levant la tête au bout de son corps, malgré lui,
sa tête ne pouvant être que dressée, ou relevée ou étirée, arrachée
au-dessus de la masse têtue, embourbée en elle-même et ne cessant d’avancer, de remplir l’espace, au point d’y tellement buter que plus personne ne pouvait bouger – au-dessus des autres corps immobiles et grouillants
pousse un cri d’admiration qu’ils prennent
pour un cri de terreur ou de douleur

3
mais ce ne peut être ainsi ;
en cortège venus, pleins de ferveur et de fatigue, innocents et pêcheurs,
vous apprêtant à pénétrer l’église, tranquillement comme rejoindre l’ombre
et se laver le corps et l’âme ; venant pour la fraîcheur devant être accordée
à vos âmes ;  et dès le seuil, s’est répandue en vous, versée depuis la bouche,
et remplissant la poche du ventre, l’amer d’une peur oubliée,

et dès le seuil, une ferveur impatiente, une hésitation intenable et inquiète,
sachant que vous franchissiez une enceinte sacrée, qui ne repose pas
dans l’espace, qui n’est pas une demeure,
mais renferme un lieu très abstrait, très vaste et illimité, empli de mystères
et de vérités, de très grands mystères et de très grandes vérités

que vous pouvez vous représenter, pour vous-mêmes, par le truchement
des images, en lesquelles réside tout ce vous savez de la vie ; de la mort ; 
de la peur ; des saisons qui sont le défilement du monde et du temps ;
qui sont l’enchaînement des travaux sous la nudité fixe et implacable du ciel ; 
et de la création du Monde ; et du pourquoi de la venue de Jésus le Sauveur
(il vous sauve de vous-mêmes, vous soulage de vous-mêmes et vous console)
et votre foi est telle que vous ignorez tout de vous-mêmes et
vous présentez ainsi devant Lui pour être pardonnés

4
pour ces bergers venus des terres d’Apulie pour les Abruzzes,
pour ces bergers, dont la Foi affronte les Paroles faites images,
et ils auraient alors, pour commencer,
poussé ensemble un cri de douleur et d’émerveillement en regardant le ciel étoilé au dessus d’eux et le Grand Saint-Christophe,
Protecteur des pèlerins et des  bergers
et de tous ceux qui vivent à nu sur les routes, n’ayant que les églises pour asile
clamant « O ta  force ! O ta grandeur  » – disant chacun, ensemble 
« Christophore, qui est notre saint, qui es à nous ; qui nous effrayerait si nous
te rencontrions et peut-être nous protèges-tu parce que nous ne pouvons te voir, malgré ta taille ; aussi grand que la façade de l’église, et si fort que tu as porté l’Enfant et le monde entier sur toi, avec Lui et par Lui.Qui ne dédaigne pas de nous protéger.  Amen.« 


ce qu’ils voient, ce qu’ils reçoivent :

éveillant, et subissant le mouvement de leurs âmes dans les images ;
le mouvements de leurs âmes sur leurs visages et dans tout le corps -comme s’ils étaient exposés devant Son regard invisible :
le brassement de la peur et de l’espoir ;
le souvenir de toutes leurs fautes emplissant leurs bouches
devant les images de l’Enfer, une matière liquide qu’ils peuvent à peine retenir, amère, épaisse, venue de l’oubli ;
la honte les étreignant, tel le collet au cou de la bête sauvage ;
la honte insurmontable et l’accablement pour leurs fautes qui sont
comme des taches restées sur leurs visages ; la frayeur – 
l’attente du coup qui pourrait être porté par la pierre aiguisée tenue en main,
le geste encore retenu, devant achever la bête et la jeter en Géhenne –
le geste encore interrompu ; morsures des chiens et des flammes ;
serpents mordant les seins des femmes damnées,

faisant maintenant face à la Nativité et aux présents des Trois Rois
et le pardon promis, pour lequel il faudra patienter,
l’étreinte ne pouvant se desserrer que lentement,
comme reviennent fixement le cycle des saisons et celui des douze mois
(la main tenant le collet et celle tenant la pierre relâchant insensiblement leur prise)
Et ils regardent les puissances déchaînées du Bien et Mal : les lutteurs s’empoignent ; le Dragon opposé à l’Hippogriffe sur les chancels de marbre qu’ils ne peuvent franchir combattre autour d’eux, à cause d’eux ;

5
peut-être croient-ils, à l’instant de leur faute et de leur honte –
celui de l’écœurement et de l’amertume –
que c’est à cause d’eux que ce combat ne cesse
ce combat qui est l’unique motif représenté sur toutes les parois de l’église

comme le ciel se serait ouvert, devant eux, profond, tumultueux, et sanglant
et doré -pour qu’ils voient devant eux, devant leurs pas comme il aurait surgi, un gouffre donnant brutalement sur l’Enfer, qu’ils s’en effrayent
et s’en éloignent

et pensant, comme les images se pensent en eux, que c’est en raison
de leurs fautes, celles qu’ils ont commises et celles qui le seront,
qu’Il a dû se faire homme pour les en délivrer, et souffrir à son tour de toutes fautes, présentes et de celles qu’ils commettront encore

(ont-ils perçu, un instant, qu’ils se sont soumis à ces grandes figures polychromes et lointaines, inatteignables et vivantes
comme des idoles aux pieds desquelles ils ont abandonné leur force,
se défaisant de leurs rêves et oubliant la faim qui les ronge,
pour le désir qu’elles les emportent là où ils ne sauraient aller seuls,
ni cheminer avec leurs âmes ?)

et il leur faut l’effusion d’être pardonnés,
d’être pardonnés parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils sont –
pour qu’Il vienne à eux, qui ne distinguent ni le bien ni le mal ; 
et Il se penchera sur chacun d’eux, comme le berger réveille la bête endormie –
espérant qu’elle s’éveille à elle-même

alors ils comprennent ce que les images leur disent : non ce qu’ils sont,
non plus ce qu’ils doivent être, mais ce à quoi ils sont promis


6
comme je suis venu seul, devant les fresques, 
qui sont une partition et un mystère vivants
pour seulement, exclusivement
l’âme qui les aura contemplées,
une musique silencieuse dans sa propre partition –
elle s’était élevée dans la tenue d’un accord lumineux et profond,
celui de la chair et de l’esprit ; celui de la honte et de l’espérance : 
et comme il fut tenu bref ;
les doigts s’étaient liés d’une main à l’autre, la plus proche,
les cœurs obéissants, et reconnaissants, étaient devenus libres :
chacun désirant éprouver la puissance de son chant –
comme un sillon profond,
et toutes voix franches –
la pression de l’air dans la gorge, 
le désir assouvi, la voix qui vibre pour fondre dans le choeur,
et résonne, vide, creusée dans la poitrine
nul ne peut les regarder pour ce qu’elles sont,
ou semblent montrer, ni pour ce qu’elles représentent

Avaient-ils remarqué les courbes sinueuses et douces, du corps flagellé,
Ses hanches féminines, celles d’un corps impérissable ? 


9 /16 août  22. Chalon-sur-Saône, Rezé-les-Nantes
Après la visite de l’Oratoire de San Pellegrino, Bominaco. Abruzzes, 23 juillet 22.

marcher, détaché de soi

A quel point marcher longuement, c’est être séparé du sol ; et conduit par une mécanique de précision et une sorte de double intérieur, dispensé de regarder continûment, ni les pieds ni le sol qui s’aligne ; disposer de la faculté d’ignorer par intermittences comment le corps,  l’esprit et l’espace se règlent l’un sur l’autre ; et imaginer qu’il existe une mire sommaire, qu’il me faut régler et oublier – ou tendre un fil imaginaire et temporaire, si vite effacé – pour avancer.

J’ai atteint une colline couverte de fleurs (ciguës, oeillets, orties, épilobes, chardons) ; sur le sentier qui m’a porté, j’ai dosé un instant les masses posées les unes derrière les autres, les couleurs, la déclivité – un instant, suivi d’autres, innombrables.

Mais je retiens que j’ai préféré rêver (je ne pouvais empêcher que rêver survînt) quelques secondes à sa forme, à la manière dont chaque pas transforme la saisie du paysage : comme il se décale, se rehausse, s’abaisse ; ses tenseurs ne cessant de se régler, indépendants de moi ; comme les perspectives deviennent fluides – un miroir que l’on déplace à peine.

La mécanique est continûment sensible, une onde lancée vers la terre pour que mon corps dispose de l’image qu’elle lui renvoie : une image pour tout le corps, pour le corps mobile, et le rêve, sur laquelle se régler tout en la traversant : serait-ce l’image d’un corps étreint, ou plutôt la promesse de  l’étreinte, celle de ce corps tout proche qui n’est pas séparé de moi ? De sorte que je n’ai pas besoin de regarder les roches, les obstacles, les branches qui barrent le chemin, les aspérités des pierres de la calade ? Ce qui soutient la marche s’organise de soi ; je ne sais comment l’équilibre se maintient et se règle et se renouvelle.

Je suis immergé dans ce paysage. Il n’est pas constitué de choses. Il n’y a pas de « choses » auxquelles penser ; à contempler. Je ne peux les énumérer ni les détacher. Elles sont la marche. Elles sont conscience de la marche – ma pensée, mon rêve, mon désir, liés, serrés.

Les chaumes dorés, les dévalements et les ressauts de la montagne, le bruit du vent, celui des insectes, des cascades, l’indescriptible de toute marche, l’approximation du regard et celle  de la mémoire, le besoin de photographier la forêt de hêtres, immenses, droits, sombres, lumineux –  et toutes choses inaccessibles  et séparées.

Je m’en tiens à cette impossible énumération, puisque je me dis – à l’instant – que le mobile de la marche est le désir ; un désir plein et entier dont le paysage est le négatif. Un désir qui se creuse et se fomente en rejoignant une contrée de soi, vaporeuse et ferme, essentielle et enclose, en une sorte d’aguets, par lesquels pénètrent la rêverie et l’attente et la pensée.

Marcher, c’est être détaché de soi, selon un autre rythme que les intermittences saccadées de l’attention et le réglage invisible du corps ; un long transport intérieur au cours duquel il peut survenir que l’esprit, prenant une sorte de rebond, et de licence, se répand dans tout le corps, attentif à tout ce qui l’environne et clos en lui-même – prenant, parfois, une vitesse propre, enroulé dans son propre désir, ses capacités de sentir accrues, exhaussées.

Car il s’agit de transport, aussi doux, intérieur  et indécelable que possible ; ainsi je suis arrivé parmi les myrtilliers et les framboisiers sauvages

Juillet 22. Monte Marmagna. 1850 m. Dénivelé 600m

Venezia, temps perdu

1
Marcher, c’est pour le temps. Pour : à la place de – non l’effacer mais le soumettre  à la tension de la marche – le temps est une corde lâche – une corde dont les mains doivent s’emparer, tenir comme un fouet, qu’elle rampe –  qu’elle s’assouplisse pour la marche – que la marche puisse la mettre à l’amble – qu’elle se tende enfin.

2
Il arrive  un moment où se rejoignent prématurément le regret de ce qui est à venir – anticipation de la cessation présente d’un plaisir qui n’est pas encore achevé, et les souvenirs passés ici (leur teneur est celle d’images aperçues dehors, depuis une fenêtre tendue de rideaux, par leurs grands ajours – mêlées à la vision de la ville que je parcours, son étendue opposée à la marche, avivée par la marche)

Comme si le présent fondait : j’ai déjà perdu ce qui n’est pas venu – la porte franchie,  de terres que je rejoins

Mon rêve présent, dont il n’est pas acceptable qu’il s’interrompe – même si rêver est traverser les contrées que l’on a perdues,

Comme cette ville est elle-même son histoire perdue

6 juillet. Dorsoduro, San Marco.