la vieille mercerie (conte d’enfance)

la devanture était seulement séparée de la route par un seuil étroit, au point où elle s’infléchissait. Seule votre ombre se reflétait dans la vitrine depuis la courbe de l’autre rive, comme elle vous aurait ôté toute matière – la vitrine sombre et blanche à la fois – un voile opaque et déchiré – la vitre non pas sale, mais couverte d’une poussière qui fût demeurée suspendue et immobile, et se serait décolorée et liée – l’obscurité de la  vitre telle qu’elle absorbait à sa surface le volume de la boutique – buées ou haleines figées dans un bocal. Une resserre abandonnée, vivante et  vide – qu’occupaient deux Recluses,

énigme, les objets qu’elle contenait et les mots de l’enseigne – vocables irritants, syllabes presque imprononçables – invisibles provisions cachées de l’autre côté de la vitre –  et  l’existence de celles qu’elle cachait – de qui tenait la boutique – deux femmes, dont on ne parlait qu’à voix atténuées – qu’on ne voyait jamais,

d’elles, je m’était composé une image – celle  familière d’une autre femme : douce et paisible – chignon gris, robe sévère (encolure étroite et haute, étoffe lourde  infiniment lourde et inamovible) – sa voix comme velours – que je n’ai jamais vue qu’assise dans la pièce de vie, derrière la machine à coudre (j’attendais la douce rafale, déclenchée par le pédalier, des aiguilles se soulevant pour l’ourlet, apaisant ensuite l’étoffe)

ce qui se passait derrière la vitrine à la buée éternellement figée ? Dans les hauts meubles que j’imaginais – allées  verticales de tiroirs  – sombres  et dressés jusqu’au plafond et substitués à l’espace – emplis d’objets inatteignables – objets menus, proliférants et innombrables, incompréhensibles, comme tous objets de couture. Quelles matières leur était-il été donné de toucher, quelles voiles, quelles toiles, quels linges pouvaient-elles se partager ? De quels outils avaient-elles l’usage (j’aimais le bruit des grands et larges ciseaux voraces, tranchant la chair de l’étoffe) – de quels savoirs étaient-elles gardiennes, qui leur permît de découper et trancher la matière vive, la plier – de la lier,  la fixer à elle même, et lui donner corps ?

gestes incompréhensibles et secrets – gestes de femmes – maniements, ajustements, mesures, coupes, plis, froncements, filage – oeuvrant de longues et secrètes membranes de toiles – invisibles touchers venus de l’étoffe caresser leurs mains, faire plis et élongations de leurs bras – et plissements de leurs yeux – et se pincaient entre eux leurs doigts – leurs souffles jumeaux mêlés à  celui de l’étoffe – dans l’odeur vive de linge, déplié, remué et découpé,

antre des linges, des soies et des laines – mesures prises sur leurs propres corps, elles qui n’étaient que carapaces de laines et de lin – maintenant défaites, et redevenues chair – enveloppes pures de satins et de soies – la passementerie serrée entre les  doigts de l’une et le corps de l’autre (passementerie de leurs gestes pour le corps recueillant soieries et  galons d’or)

derrière la devanture silencieuse, dans la fibre blanche et grise – ensevelis les articles confectionnés – et seule, la femme venant retirer la pièce qu’elle avait commandé pénétrait l’antre – une seconde fois – pour une part d’elle-même qu’elle découvrirait.

il ne restait à imaginer qu’un monde lourdement silencieux et haletant – le silence égaré jusqu’en tous angles, sous tous meubles, derrière chaque objet, sous tous ustensiles et outils,

silence pour des frissons, et des gémissements à peines audibles, silence où tout serait linge et songes de linge – et frottement de linges entre-eux, cachés au fond d’innombrables tiroirs – étoffes délivrées et affolées, tendues et égarées – ne pouvant demeurer seules – épuisées – enroulées sur elles-mêmes – à nouveau dépliées – un bruissement continu tout le jour dans l’antre, une nuit sans répit

Goulven – Rezé,  22/27 février 23.

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