portrait : Constantin, berger

La plaine est couverte de champs, août, déjà pelés, déjà fauchés (comme dans une comptine, il est trop tard, les lentilles, la roveja, et le safran sont cueillis, l’épeautre coupé). Août, matin dans la plaine, douceur du soleil, dorure des chaumes sur la terre juste moissonnée, à peine enclose entre ses sentiers crayeux.

Nous avions déjà croisé les troupeaux de moutons conduits par des bergers, vus de loin, solitaires.

Nous nous approchons, il vide à terre le vin qu’il  boit dans un gobelet de plastique.  Nous lui demandons si nous ne risquons rien avec les chiens.

– Ils ne sont pas à moi, mais à mon propriétaire, je ne les connais pas bien, mais si ne vous approchez pas trop près du troupeau…
–  Vous les emmenez où ?
Il nous montre les collines tout autour, rondes, rases, superposées.
L. demande : « C’est un métier difficile ? »
Il réfléchit : « On est seul, très seul, des mois sans voir sa famille ni personne, sauf la compagnie des chiens et le propriétaire. Le soir, je rentre chez moi, tard, personne n’a préparé le repas ».

Il reprend : « Ca fait plusieurs années que je n’ai pas vu ma famille. Mais ça va quand même, en Roumanie, pas de travail, ici je suis payé ; je n’ai pas le choix, en Roumanie il faudrait beaucoup travailler pour un salaire de misère… Alors, il n’est pas possible de revenir ».

Je me demande à quoi ressemble sa maison. Un pick-up s’approche, le conducteur nous dévisage, hautain. »C’est mon propriétaire… »

Nous pensons à ces caravanes blotties aux creux des collines, près des points d’eau.
– Quel est ton prénom ? Nous pouvons prendre une photo ?
Il se retourne, s’écarte, il pense que c’est pour les chiens.
– Non, toi.
Il est surpris. Fier. Il se redresse dans l’instant. Se recoiffe en passant ses doigts sous sa casquette, qu’il réajuste.
 » Je m’appelle Constantin. J’ai 61ans. Le plus dur, c’est la solitude, les soirs d’hiver personne ne t’attend, personne ne t’accueille. »

Constantin :
« Je travaille de 5 heures à 20 heures. Le soir,  je mange seul… »

Castellucio di Norcia. Umbria.
Pian perdito . Été 2020

altiplaines (nul besoin de guide)

 
Et après les collines lumineuses, les sentiers blancs, la lumière des matins comme un lin que le soleil perce si facilement, les pelouses aux courbes de la montagne, les plateaux herbus, la terre d’estive des moutons, les prairies,

et les mouches impatientes, dans leur bourdon incessant, sans nombre, en nuées collantes et velues, les mouches affamées et envieuses, qui éparpillées, se collent ensemble à votre peau nue, vous convoitent, recherchent votre bras, vos oreilles, votre bouche ;

les chardons comme des astres barbus sur leurs hautes hampes épineuses, assaillis de guêpes, d’araignées, de papillons, chargés d’escargots minuscules, les asphodèles laineuses, les touffes d’immortelles – odeur du miel, du thym et d’épices inconnues ;


et de grandes roches arrondies et isolées, perdues parmi les hautes herbes, avoine sauvage, fétuque – les mots d’abandon, de solitude me viennent, pour leur leur ignorance, leur tristesse, la tristesse que je ressens pour elles d’être devenues aveugles ; bêtes pierreuses assoupies sous le soleil ; je pense : le vent est allongé à côté d’elles, elles respirent, une rumeur continue et douce, comme le bruit de frotter son bras ;

(plus loin, le vent glisse le long de parois rocheuses parsemées de roches et d’yeuses, corniches déchirées, brouillées dans le  contre-jour)


les branches vertes et courtes des genêts sous le vent invisible, seule flexion des tiges agitées en même sens ;

le vol d’une guêpe solitaire, le bruit tout proche, elle me heurte au moment où crisse une sauterelle – l’espace s’est réduit à ce qui nous est devenu commun en cet instant – un insecte noir et lourd s’approche me palper, son bruit lourd nous isole encore quelques secondes –


les pépiements des oiseaux froissent l’air ;

j’entends le silence, celui de la terre vivante, tout silence vient du sol, de l’humus et des pierres : le silence est une laine, et une portée, pour les bêlements, les bruits des insectes, le passage du vent tiède, les aboiements, le bruit de l’eau qui sourd de son antre végétal, un souffle lointain, profond, à peine audible (le passage de l’eau, elle coule à partir d’elle même, un fil qui ne ne cesse pas, une voix qui chante en vous, à votre place, celle des grincements, de la colère, des paroles inutiles)

le craquement secret des pierres – la terre s’ajuste et pense à sa façon de pierre ;

les plantes, leurs caresses incessantes et impudiques sous le ciel, et j’imagine sous la terre, leurs affleurements, leurs étirements, que s’enlacent racines et filaments, parmi les vers et les bêtes sans yeux.

sur les pentes des collines au loin, sur les herbes pâles, nous regardons les bergers conduire les bêtes en une glissade lente – mais je pourrais dire le berger conduit par les bêtes qui se dispersent ou bien hésitent ou bien vous regardent avant de disparaître dans le troupeau qui s’étire et qui enfle, et autour d’elles, les chiens liées à elles – troupeau, chiens et homme sachant vers quel endroit ils se dirigent, de sorte que nul ne les guide et qu’il n’est nul besoin de guide pour l’eau ou le corral


Altiplano di Castelluccio di Norcia (Ombrie)
Campo Impetatore (Abruzzes)
Texte provisoire, récit en cours

éden, Sybille

1 géographie sybilline 

Etroite route de l’Est, en lacets étirés doucement jusqu’à la lisière des Marches.  Dans un virage, le col s’élargit en balcon au dessus de l’altiplaine. Nous nous arrêtons, descendons, et dans le même instant, nous nous trouvons flotter à l’intérieur d’un prisme docile et imparfait ; un cirque que nous pouvons embrasser entièrement, sans ombre ni retrait : le paysage de l’Altiplano di Castellucio  di Norcia jaillissant de ses tenseurs. 

La chaîne des Monti Sibillini est dressée devant, à douze kilomètres : le Monte Vettore vient face à nous, large et rude rempart, attirant vers lui toutes les variations du ciel, le plus élevé, et les autres sommets à l’arrière-plan de ses contreforts, sous son ombre passagère et dans ses plissements se posent à ses épaules et se retirent et s’abaissent, sur une diagonale imperceptible.

Tenseurs disposés pour l’étale immense de l’altiplaine et le regard  incapable de se rassasier : la plaine face à nous déposée, immense et dorée, ocre et bleue , légère comme le lac glaciaire qu’elle a submergé.
Un fil rectiligne traverse  la géométrie des champs, modeste et sans fin : une perspective de longs rectangles étroits, fauchés et jaunis, desséchés à ce moment de l’été.

Au-dessus de nous, dans une large courbe s’écoulent les versants de hauteurs dont l’appui n’est pas visible, nus et à contre-jour ;  la courbe se détend, se tourne vers la plaine, jusqu’à son mitan, le trait de ses cimes arrondies s’aligne et mincit sous le ciel mat – et  bifurque jusqu’au village de Castelluccio à son promontoire : un amer, un abri presque trop étroit, à taille d’hommes – hors de proportion dans l’axe des sommets sybillins.

Du côté opposé, des collines plus basses se chevauchent, s’étagent, se raccordent, comme une frontière désordonnée ou des limes incomplètes, jusqu’au dernier contrefort du Monte Vettore – et dans l’échancrure, le col où se faufile la route des Marches.

Monte Vettore,  dont j’apprends maintenant le nom : Vecteur ou Conducteur.

Le réglage, peut-être maximal, de ces tenseurs donne précisément cela : la masse la plus élevée, les reliefs les plus reculés ôtent toute pesanteur au paysage, comme si, surdimensionné, miniaturisé, non plus adossé à la montagne, mais celle-ci descellée, il venait en rebond, tout entier vers vous. 

Et s’est alors levé un sentiment jamais aussi puissamment ressenti, de saisissement : celui d’être soulevé par ce paysage, soulevé dedans. 

(Ce sentiment, sa composition m’est devenue familière : j’y retrouve la figure d’une offrande, venant vers moi, détachée de la masse sensible, comme un visage qui s’approche ; le fait d’être comblé par ce paysage délié de ses repères géodésiques, et comme une levée, le désir de m’y perdre, dans un manque indissociable – un forage creusé en moi – un manque impatient où le rejoindre)

2 étoffe du paysage

Avant de pénétrer ce paysage, mûrie plus tard, s’impose la représentation imparfaite d’un tableau : une coupe de fruits généreuse, still life dont les couleurs sont étrangères à celles de ce site. Un groupe de fruits, en cascade, en partie cachés par un rideau – accroché horizontalement à l’arrière-plan, au dessus d’eux, au devant du fond noir et sans reflet de la toile, couleur bleue sombre, en plis épais qui se heurtent, glissent en dessous des fruits, les dénudant ; les fruits sont empilés doucement dans ces plis et, sur les côtés ne débordent pas ; l’étoffe déposée s’écoule hors de la coupe jusqu’au rebord de la toile et l’étoffe profonde s’étale largement vers le regard, on ne voit plus qu’elle. 

Je ne puis parler de l’Altiplaine sans l’étoffe du désir qui me l’a fait découvrir si souvent. Ce désir qui me l’a fait parcourir, ce manque, tramé pour moi seul

3 point fixe

Il faut dire où l’on se place, où l’on s’est mis, d’où l’on regarde, lors de la découverte ou bien là où on a été entraîné, une fois le seuil franchi.
Au coeur impalpable du paysage, étale, en laquelle se tient et se répand son souffle, terre de foison et de regain, il Pian grande, la grande plaine, douce, apaisée et rugueuse, un ample linge qui aurait tout juste fini de se déposer et tendu avec précision. 

Perpendiculaire, il Pian perdito : une grande virgule heurtée aux contours indécis, couverte des mêmes champs  ; un bord lâche, au retrait des arrières du Vettore ;  l’autre bord est serré de collines arrondies, aux parois sorties d’un moule difforme : à leurs longs reculs, la coulée de profondes prairies. 

Mais il faut grimper, suivre le chemin blanc qui longuement érafle le flanc de la colline à l’arrière du village, découvrir il pian grande, l’étendue de ses parcelles, immense marqueterie végétale qui recouvre la plaine – division savante d’une infinité de lames parallèles, soigneusement ajustées, déjà pelées, déjà fauchées – hélas, car, comme dans une comptine, il est trop tard, les lentilles, la roveja et le safran sont cueillis, et c’est avant qu’il faudrait être là, pour attendre la fioritura de juillet, à peine entrevue, trop tardivement – floraison insensée, dense et ordonnée, foison à peine cantonnée, à l’exacte image des parcelles qu’elle recouvre, polychromie sauvage et domestique, et il faudra revenir, y reconnaître les fleurs de lentilles, de lin, de renoncules, de coquelicots et de pois sauvages, de crocus, de marguerite et de gentiane, de violettes, de narcisses et de trèfles, d’asphodèles ou d’orchidées, les panicauts et l’herbe fraîche qui s’allonge.

Monti Sibillini : contreforts qui descendent en s’élargissant, portant à leurs rampes de lourdes bosses dénudées et rugueuses et parcourus de sillons ; nudité grise des nervures de la roche à toutes hauteurs, au recueil des pluies entaillées ; couleurs de bronze et de lichens à mi-hauteur. La barrière montagneuse se rappelle au regard comme une invisible échelle de crue. A tout instant, vigie sans cesse visible qui, à la place où l’on se trouve, en donne l’exacte et éphémère pesée. Instantané, puissant, étourdi, le Génie des lieux : chaque position est continûment rapportée à son échelle – herbe, colline, chemins, chênes, chardons, champs – consacrée sa disposition – célébrée la vie qui s’entête, singulière dans l’immensité à laquelle elle ne s’expose que partiellement, présente, minuscule

4 il faut se soumettre à la promesse des sentiers,
rejoindre les hauteurs premières, atteindre les  sommets arrondis qui ne s’enchaînent pas mais se poursuivent, viser les vieilles croix penchées, rouillées, plantées aux cimes et grimper dans la terre asséchée, défoncée par les sabots des moutons, en s’agrippant aux touffes épaisses ; se laisser emporter, rejoindre les pliures et les jonctions, où les sentiers se croisent, s’abaissent ou remontent à nouveau – tout à recommencer ; longues pauses ombragées sous les boisements de chênes pubescents ; se laisser entraîner dans les pentes, garder l’élan pour les ressauts ; croiser les troupeaux de moutons conduits par un berger venu de l’Est de l’Europe, solitaire et démuni, venir lui parler ; clémence des vents ; les horizons sont bosselés, promesses de poursuite au-delà d’autres rondeurs (sentiers qui basculent et réapparaissent en larges tonsures) ; et le désir n’est que le décompte de son assouvissement et de son retardement, ralenti et avide, il n’est que pause – à tout instant le risque d’être débordé, émerveillé et désorienté ; pierriers exposés au vacarme du vent ; traverser la plaine égarée sous le verre en fusion du soleil ;  forme des bosquets de chênes rivés aux pentes couleur de paille ; sentiers parmi le dédale des collines semblables ; cheminer pour qu’advienne ce qui, à peine caché, à peine dissemblable, viendra encore apporter une nouvelle coulée brûlante, une nouvelle élévation.  Marcher un matin dans le pian perdito : douceur du soleil, dorure  des chaumes sur la terre juste moissonnée, à peine enclose entre ses sentiers crayeux. Et l’herbe steppique, partout, comme une peau, l’enveloppe entière et rugueuse du paysage, frottée à vous, emplissant la vue, verte, dorée, brûlée, obsédante, semée de  grands hydres, panicauts, bleus ou violets, paisibles et échevelés, une peau hérissée, tendue, flexible, refuge pour la sauvagerie et la quiétude. Et la géométrie humble des pentes qui s’entrecroisent dans l’absence de perspective

Est-il autre site, autre Eden, auquel une Divinité, on prétend une Reine, aurait apporté aux êtres vivants et aux plis de la Terre, non l’oracle ni même l’abondance, mais une mesure commune – une graine partout répandue – et qui se présenterait dans son ubiquité, protectrice et retenue, portant un masque d’herbe et de pierre, retiré et à nouveau posé  ?

Rezé, 16 au 30 janvier  2021 Castelluccio di Norcia, Ombrie, 2012, 2016, 2020.
Le village a été détruit, ainsi que des dizaines d’autres dans le centre de l’Italie, dans les régions Lazio, Umbria, Marche, Molise e Abruzzo, par le tremblement de terre d’août 2016.

Roveja : pois sauvages