géographie : le temps

… cette fois, je voudrais tenir la consistance de ce temps heurté,
perdu, négligé, continu, indifférent et mesurable –
au sein de la durée du voyage – non extraire un laps ni un trajet quelconques, mais tenir ce que la mémoire ne peut faire advenir que séparés – ni le fragment de temps ni celui de l’espace parcouru, ni la prise factice des souvenirs…

Dans la durée, la tenue à tout instant précis, d’un décompte : celui du temps restant, celui du temps à venir ; la teneur du temps présent – qui s’élève
à rebours : elle est un temps momentanément dissout, qui ne s’égrène qu’en silence.

Eprouver le temps comme une sorte de bruit muet – celui d’une pression contre le corps -comme le temps est pris dans ce bruit – le bruit, l’assise du temps, une rumeur ininterrompue, un fil balbutiant – son cours incessant comme eau mêlée à celui de la conscience,
– elle, son charroi, elle informulée et sèche, son chantonnement, par laquelle elle se dicte et se déchiffre elle-même – le bruit du temps qu’on ne perçoit pas – qui vous heurte – bruit, sa possibilité de compression et de dissolution, lorsqu’il se mêle à d’autres, sur la grande portée du corps, la teneur du temps égaré dans les lignes imperceptibles de la mémoire, comme les lignes et les courbes du trajet ;

A tout instant avancer, et insécable, la prise de vue extérieure selon le mouvement continu de l’habitacle, cadrant depuis son bord le défilement
de la vision ; les tâches successives et simultanées que la conductrice doit unifier dans ce laps – l’analyse qu’elle doit, portée par la vitesse, opérer continûment, immergée dans ce qui n’est pas un paysage, mais une étoffe continuellement fixe, une étoffe ondoyante dressée entre le paysage et le corps : et le véhicule est la scène, mobile ;

Et nous deux, absentés et conscients, la bribe de conversation qu’on pourrait extraire, à peine compréhensible, d’être écourtée –

Et dans l’instant délimité, l’intérêt porté par le regard à tel détail de la montagne, au village aperçu au loin sous la courbe de l’autoroute, et dépassé
(après, me retourner, puisque la route offre une large courbe concave : le mot de violence en premier, le village non pas franchi mais ignoré – passer au-dessus comme au-dessus d’une pierre, d’un amas quelconque, et comment résider là, en dessous – résister ?) ou d’un bâtiment désert ou celui d’une vallée – disposant deux ou trois mots pour fixer l’impression qui m’a percutée puis l’oublier, ou tenter, après, dans la séquence qui aurait suivi, de la démêler, de l’alléger par le fil du langage –

[ Somewhere ]
Il est arrivé qu’une longue secousse s’empare de moi ;  une seconde pour la pointe de la sensation reçue, l’écharde sous l’ongle – ignorant à cet instant ce qu’elle était parvenue  à desceller au fond de moi – elle prenant toute la place, se retournant lentement – et la sensation reçue de s’épanouir – reçue par le seul détail de la boule opaque d’un lampadaire sur le bas-côté –  et de s’épandre, et comme les fils profonds de cette sensation résistaient – le souvenir auquel ils étaient crochetés – et elle de flairer avidement autour du premier mot venu, de la première phrase formée – mes yeux ouverts face à cet éblouissement intérieur, et sombre – m’efforçant de revenir à la sensation et l’image premières – la lumière ; et elle (la sensation) flairant tout ce temps sans relâche autour de chaque mot qui s’était exondé – déjà pesé, avalé ou dissout – le temps était devenu celui de cette fouille patiente  comme remuer la terre et chercher, aveugle, le trésor enfoui – et le temps l’avait transmuée en mots justes ou nouée en figures : le poème s’est écrit en voiture, au fond du ventre la sensation qui s’était éveillée, une boule lumineuse et lourde qui s’était éclaircie – écrire, une voile qu’il fallait sans cesse continuer de hisser 

[anywhere]
Mais le plus souvent, n’obtenir qu’un fade bruit intérieur, un babil répétitif et lassant – des mots vides, hébétés – parfois, comme une traîne, une vague envie d’exploration, transmuée immédiatement en remords – le désir de pénétrer ce paysage et de m’y enfouir, pour un chemin aperçu – promesse de saisie de l’espace tout entier, comme un abandon où le tenir

[ everywhere]
Une somme impossible à constituer,
l’éclosion infiniment fanée et renaissante de l’attention, du désir, de la rêverie ; dans le corps, le gouffre sans fond d’un instant,
et l’instant du corps dans l’espace : la mesure tangible de quelques pas assurés ou du franchissement de quelques dizaines de mètres.

On the road 2022/24 (reprise d’un texte)

altiplaines (nul besoin de guide)

 
Et après les collines lumineuses, les sentiers blancs, la lumière des matins comme un lin que le soleil perce si facilement, les pelouses aux courbes de la montagne, les plateaux herbus, la terre d’estive des moutons, les prairies,

et les mouches impatientes, dans leur bourdon incessant, sans nombre, en nuées collantes et velues, les mouches affamées et envieuses, qui éparpillées, se collent ensemble à votre peau nue, vous convoitent, recherchent votre bras, vos oreilles, votre bouche ;

les chardons comme des astres barbus sur leurs hautes hampes épineuses, assaillis de guêpes, d’araignées, de papillons, chargés d’escargots minuscules, les asphodèles laineuses, les touffes d’immortelles – odeur du miel, du thym et d’épices inconnues ;


et de grandes roches arrondies et isolées, perdues parmi les hautes herbes, avoine sauvage, fétuque – les mots d’abandon, de solitude me viennent, pour leur leur ignorance, leur tristesse, la tristesse que je ressens pour elles d’être devenues aveugles ; bêtes pierreuses assoupies sous le soleil ; je pense : le vent est allongé à côté d’elles, elles respirent, une rumeur continue et douce, comme le bruit de frotter son bras ;

(plus loin, le vent glisse le long de parois rocheuses parsemées de roches et d’yeuses, corniches déchirées, brouillées dans le  contre-jour)


les branches vertes et courtes des genêts sous le vent invisible, seule flexion des tiges agitées en même sens ;

le vol d’une guêpe solitaire, le bruit tout proche, elle me heurte au moment où crisse une sauterelle – l’espace s’est réduit à ce qui nous est devenu commun en cet instant – un insecte noir et lourd s’approche me palper, son bruit lourd nous isole encore quelques secondes –


les pépiements des oiseaux froissent l’air ;

j’entends le silence, celui de la terre vivante, tout silence vient du sol, de l’humus et des pierres : le silence est une laine, et une portée, pour les bêlements, les bruits des insectes, le passage du vent tiède, les aboiements, le bruit de l’eau qui sourd de son antre végétal, un souffle lointain, profond, à peine audible (le passage de l’eau, elle coule à partir d’elle même, un fil qui ne ne cesse pas, une voix qui chante en vous, à votre place, celle des grincements, de la colère, des paroles inutiles)

le craquement secret des pierres – la terre s’ajuste et pense à sa façon de pierre ;

les plantes, leurs caresses incessantes et impudiques sous le ciel, et j’imagine sous la terre, leurs affleurements, leurs étirements, que s’enlacent racines et filaments, parmi les vers et les bêtes sans yeux.

sur les pentes des collines au loin, sur les herbes pâles, nous regardons les bergers conduire les bêtes en une glissade lente – mais je pourrais dire le berger conduit par les bêtes qui se dispersent ou bien hésitent ou bien vous regardent avant de disparaître dans le troupeau qui s’étire et qui enfle, et autour d’elles, les chiens liées à elles – troupeau, chiens et homme sachant vers quel endroit ils se dirigent, de sorte que nul ne les guide et qu’il n’est nul besoin de guide pour l’eau ou le corral


Altiplano di Castelluccio di Norcia (Ombrie)
Campo Impetatore (Abruzzes)
Texte provisoire, récit en cours

arriver dans la montagne, trois esquisses


« La cime sur laquelle j’aimais le mieux à m’asseoir, ce n’est point la hauteur souveraine où l’on s’installe comme un roi sur un trône [… ] Je me sentais plus heureux sur le sommet secondaire dont mon regard pouvait à la fois descendre sur des pentes plus basses, puis remontrer, d’arête en arête, vers les parois supérieures et à la pointe baignée dans le ciel bleu. »
Elisée Reclus, Histoire d’une montagne – Babel, p.22

1
… je tiens mon bâton de marche à la main, le tend devant moi ; il me donne la mesure de ce qui est ; à chaque pas, tout varie, doucement, diminue, s’agrandit ; des sommets disparaissent derrière d’autres sommets, réapparaissent au loin, surmontés d’autres lignes ; d’autres pointes se dressent, floues, sombres ; d’autres lignes encore, brisées, et brillantes de neiges à leurs flancs, comme des bêtes ruisselantes, figées et transies ; mon bâton pour me donner la simple et unique mesure dont je dispose, celle de mes pas, de mon souffle régulier, ininterrompu, une mince et dérisoire idole de bois, longue et ferme, qui m’assure de ma propre taille, de l’espace qu’occupe mon corps, m’assure de ma taille d’homme et des distances que je parcours, n’ayant pas sentiment d’être perdu ni écrasé mais seulement petit, obstinément petit, ne cessant d’avancer, et m’enfoncer, et entêté

Autour, cimes, pointes, la montagne est une cathédrale inachevée, celle de la lutte des anges contre les démons ; une ligne sinueuse tracée entre les sommets, si élevés au-dessus de nous, où s’affrontent le jour et la nuit ; c’est une ligne qu’ils se disputent, leurs armes, les orages, la grêle, le soleil ; des sommets en toutes parts infranchissables, toujours également éloignés, nous qui n’avons que la mesure de nos pas, de notre fatigue et le bâton que je dresse devant moi ; nous marchons sous le profil des saillies qui se succèdent en s’abaissant, en se relevant ; et la suite des failles qui nous regardent, qui s’emparent de nos regards, des gueules aux dents acérés vers lesquelles nous ne pouvons nous empêcher de tourner nos visages ; des écartements par lesquels s’écoule soudainement le fleuve du soleil ; et mon regard doit s’entraîner, s’habituer, comprendre les pentes, les élévations, comme si tout s’enchaînait ainsi que les mouvements d’un corps tellement vaste qu’ils seraient presque invisibles, mais d’un seul tenant ; je regarde contre nos peurs, contre les mystères que nous imaginons se passer ici ; comprendre que  les plis d’un tissu sur un corps n’importent pas en eux-mêmes mais la forme du corps, les postures du corps qu’ils revêtent ; je devine bien quelque chose, qui est disposé comme le drap sur un corps – un corps trop vaste pour que je puisse le comprendre

2
Nous nous sommes élevés par un chemin étroit, au-dessus de vergers, des vignes, des champs. Au-dessus de nous, des châtaigniers, les cimes cachées, ensuite, le seuil d’une vallée. Elle est comme un serpent. Je m’émerveille de ce que je vois : un passage, le soleil n’éclaire qu’un versant, l’autre dans l’ombre. Un torrent dans le creux, couleur de lait dans l’eau, heurté, parfois à sec, son lit plus loin, encombré de branches et d’arbres, et graviers où poussent de grandes fleurs roses. Nous avons pénétré ce pays et ne pouvons le comprendre. Je ne dispose pas des mots suffisants. Nous avons foulé de grandes prairies vertes, et marché sur le bruit de l’eau. Notre sentier s’est interrompu : un écroulement ; les pierres étaient noires et coupantes. Nous avons retrouvé la trace de notre route, dans une lumière grise et dorée, une rayure de craie, presque effacée dans le ciel d’ardoise, bordé de flammes…


3
Nous ne connaissons pas la montagne. Nous avançons sans savoir. Nous n’avons pas de noms pour elle, ses formes. Devant nous, la cime : haute, infiniment haute, et pointue, et de pierre grise et noire, et froissée, sombre, ridée ; d’immenses épaules face à nous d’autres cimes noires de chaque côté de celle qui est la plus élevée qui est face à nous, toutes couvertes de neiges ; menaces de neige noire, je vois la neige noire, à cause des horribles rides qui fendent les montagnes, et descendent du sommet, des plis profonds et noirs et morts de linges de pierres ;  un linge sale, épais, rigide qui serait attaché au sommet et pendrait, avec toute sa crasse et ses crevasses et  ses fentes profondes ; des suaires déchirés laissant apparaître la roche ; la montagne n’a ni dedans ni dehors ; fentes et blessures et taillades dans le corps de la pierre faisant apparaître la pierre ; des lacérations grises, noires, qui s’écoulent depuis les cimes ; et me font peur ; la montagne se montre, s’est dressée avec ses blessures, face à  nous ; ses blessures pour la distance qui existe entre elle, qui n’est que peau, ride, masse, sans dedans ni dehors – et l’intérieur de nos corps. Pour nous dire qu’elle n’est rien, et nous avec notre chair tendre, nos pauvres muscles et la peur, allons être happés par elle, engloutis, déchirés. Une dent contre le ciel. Une vieille mâchoire contre Dieu. Je ne l’aime pas.

Rezé-les-Nantes. Travail en cours.
La découverte de la montagne / Kinderkreuzung. Texte provisoire.

géographie-rêve 2 : intermède, rouler

1
[Finlande]

ce fut un road-trip, Sapmi / Norge : Laponie finlandaise à la mer de Barents, et retour, la même journée ; le voyage formait une ligne : traversée de forêts plus vastes encore que toutes les autres forêts presque semblables qui nous entouraient – leur ampleur interminable, les rivières proliférant continûment ; nous roulions dans l’étendue vive, la route, un souple et rectiligne et large ruban noir sous le ciel uniforme – calque délavé, gris ; les apparitions irrégulières des rennes : ils étaient nos vigies  –

ce fut comme rouler dans l’enclos du temps et une question vint, plus tard – quelle fut la durée de ce voyage :

une unique mesure, reliant une succession de pointillés – ce sont les moments d’attention au paysage, jaillis, fondus pour devenir mémoire infime –
à l’écoulement distrait et informe et opposé du temps ;

la durée, une longue portée, mesurée par l’espace parcouru et parsemée
de notes étranges, intermittentes et de silences irréguliers, négligeables

et la durée ne pas correspondre au temps ; être expérience de l’étendue – vibrante,  charnelle, inlassable

2
[Italie]

cette fois, je voudrais tenir la consistance de ce temps heurté, perdu, négligé, continu, indifférent et mesurable – au sein de la durée du voyage – non extraire un laps ni un trajet quelconques, mais tenir ce qui ne se peut tenir séparé, ni le fragment de temps ni l’espace parcouru, ni la prise factice de la mémoire ;

dans la durée, la tenue à tout instant précis, d’un décompte : celui du temps restant, celui du temps à venir ; la teneur du temps présent : qui s’élève à rebours – temps momentanément dissout, qui ne s’égrène qu’en silence,

éprouver comme le temps est une sorte de bruit – celui d’une pression contre le corps – comme le temps serait  pris dans ce bruit – le bruit, l’assise du temps, une rumeur ininterrompue, un fil muet – son cours incessant comme eau mêlée à celui de la conscience – elle, son charroi, elle informulée et sèche, son chantonnement, par laquelle elle se dicte et se déchiffre elle-même,

le bruit du temps qu’on ne perçoit pas – qui vous heurte – le bruit, sa possibilité de compression et de dissolution –  lorsqu’il se mêle à d’autres, sur la grande portée du corps,

la teneur du temps égaré dans les lignes imperceptibles de la mémoire, comme les lignes et les courbes du trajet ;

à tout instant avancer, et insécable, la prise de vue extérieure selon le mouvement continu de l’habitacle, cadrant depuis son bord le défilement de la vision ; les tâches successives et simultanées que la conductrice doit unifier dans ce laps – l’analyse qu’elle doit, portée par la vitesse, opérer continûment, immergée dans ce qui n’est pas un paysage, mais une étoffe continuellement fixe, une étoffe ondoyante dressée entre le paysage et le corps : et le véhicule est la scène, mobile ;

et tous deux, absentés et conscients, la bribe de conversation qu’on pourrait extraire, à peine compréhensible, d’être écourtée –

et dans l’instant délimité, l’intérêt porté par le regard à tel détail de la montagne, au village aperçu au loin sous la courbe de l’autoroute, et dépassé (alors après, me retourner, puisque la route offre une large courbe concave : le mot de violence en premier, le village non pas franchi mais ignoré – passer au-dessus comme au-dessus d’une pierre, d’un amas quelconque, et comment résider là, en dessous – résister ?) ou d’un bâtiment désert ou celui d’une vallée – disposant de deux ou trois mots pour fixer l’impression qui m’a percutée puis l’oublier – ou tenter, après, dans la séquence qui aurait suivi, de la démêler, de l’alléger par le fil du langage –

[ Sardaigne ]

il est arrivé qu’une longue secousse s’empare de moi ;  une seconde pour la pointe de la sensation reçue, l’écharde sous l’ongle – ignorant à cet instant ce qu’elle était parvenue à desceller au fond de moi – et elle prenant toute la place, se retournant lentement – et la sensation reçue de s’épanouir – reçue par le seul détail de la boule opaque d’un lampadaire sur le bas-côté –  et de s’épandre et comme les fils profonds de cette sensation résistaient – le souvenir auquel ils étaient crochetés – et elle de flairer avidement autour du premier mot venu, de la première phrase formée – mes yeux ouverts face à cet éblouissement intérieur, et sombre – m’efforçant de revenir à la sensation et l’image premières – la lumière ; et elle (la sensation) flairant tout ce temps sans relâche autour de chaque mot qui s’était exondé – et déjà pesé, avalé ou dissout – le temps devenu celui de cette fouille patiente  comme remuer la terre et chercher, aveugle, le trésor enfoui – et le temps l’avait transmuée en mots justes ou nouée en figures – et le poème s’est écrit en voiture, au fond du ventre la sensation qui s’était éveillée, une boule lumineuse et lourde qui s’était éclaircie – écrire, une voile qu’il fallait sans cesse continuer de hisser   < 1  >

mais le plus souvent, n’obtenir qu’un fade bruit intérieur, un babil répétitif et lassant – des mots vides, hébétés – parfois, comme une traîne, une vague envie d’exploration, transmuée immédiatement en remords – le désir de pénétrer ce paysage et de m’y enfouir, pour un chemin aperçu – promesse de saisie de l’espace tout entier, comme un abandon où le tenir

[nowhere, everywhere, anywhere]

une somme impossible à constituer,

l’éclosion infiniment fanée et renaissante de l’attention, du désir, de la rêverie ;

dans le corps, le gouffre sans fond d’un instant – et l’instant du corps dans l’espace : la mesure tangible de quelques pas assurés ou du franchissement de quelques dizaines de mètres

1/ https://danslalumiererevenue.wordpress.com/2021/12/15/epuiser-le-soleil/

Rezé-les-Nantes, 24 août/ 4 septembre 22

géographie, rêve 1 : le sommet, la route


Au loin, le sommet de la montagne appelé la Grande Corne – Gran Corno
ne cesse de surgir, indompté, sa forme obsédante :
un pivot tenant depuis son rebord, l’altiplaine immense,

la haute-plaine est l’aire depuis laquelle approcher la divinité muette
et farouche,
que l’on ne peut vénérer qu’arrimé à elle ;

pivot, l’aiguille plantée à l’angle le plus élevé du plateau,
depuis la bordure de laquelle s’étendent et s’ajustent les plis d’une toile
épaisse, profonde et nue, pierreuse et bosselée,
piquée de chardons, de gentianes, couverte d’herbes rases,


marchant, ou roulant – sa présence,
sa forme obsédante pouvait un moment paraitre masquée
lorsque ayant rejoint la haute-plaine
par son bord opposé, le plus éloigné,
on se dirigeait vers à nouveau vers elle :
elle ressurgissait, si vite, intacte,
épaule rude et inachevée

nous l’avions croisée depuis l’Adriatique ;
sa forme lointaine s’élevant à main droite,
au-delà des contreforts des Apennins que longe l’autoroute :
toute proche, ondule une houle continue, sèche, ordonnée et douce,
des collines basses plantées de vignes, couvertes de champs d’oliviers ;
plus loin, des villages abrités derrière leurs murailles de brique,
leurs tours aux bases si larges ;
au fond de l’horizon, des sommets lointains, bleus et gris,
formant un cercle infranchissable, une couronne secrète

passager, je regardais de ce côté ; de l’autre, occupant le littoral,
une ville incessante,
désordonnée et relâchée, une barrière dissuasive et négligée devant la mer ;
un settlement inhospitalier, voué au seul loisir ; sa propre mise à sac ;
un agglomérat de bâtiments, surplombé d’une voie ferrée rectiligne ;
une ville  inexistante, étirée, passive,
plantée de tours éparses, démesurément hautes et lourdes ;
seules interruptions, les multiples tunnels que nous traversions,

je m’étais demandé où reposait la base du Gran Corno,
sa forme dominant de loin les autres cimes apennines ;
nous avions déjà marché là-haut, près de sa masse tutélaire,
sa forme sous le ciel, et
contre le ciel, si nets, si rudes, si précis – ses plis, ses froissements,

Elle, émergeant plus haute que les autres sommets qui la bordent,
son propre nom la portant plus haut : je la regarde comme une idole impassible,
que mon regard attentif  ne pourrait rassasier ;

Roulant en contrebas : la montagne se dresse, verticale,
sa face entière devant vous –
qui ne ressemble pas à ce que nous croyons reconnaître ;
elle nous porte, exerçant son aimantation
depuis la longue rampe sur laquelle avait été édifiée la route –
à mesure la vallée s’étrécissait

nous approchant, nous rêvons, de safran et d’immortelles
– ô leurs parfums !

l’autoroute s’élance sur de hauts piliers de béton au-dessus des vallées,
les voies montantes et descendantes séparées comme deux portées inégales –
ou deux lés découpés l’un contre l’autre et fixés à plat, sans se rejoindre,
chacun surplombant tour à tour l’autre –
longues ondulations rigides et grises –
grandes courbes séparées, parallèles, ou croisées,
au-dessus des vallées et des collines – réduites et aplanies

de même que nous savons le trait de l’autoroute relier deux points lointains
et ne pas appartenir au sol au-dessus duquel est tendue son fil,
– sa ligne vibrante et sonore,

passant au-dessus des villages, l’autoroute  dissocie brutalement
l’au-dessus de l’en-dessous – par le vide et par l’ombre,
l’autoroute n’est ni allongée, ni posée – mais percée vers son but :
un large conduit dédoublé, tendu vers une terre invisible où elle s’interrompra,
se raccordera à d’autres – ou bien se divisera pour en rejoindre
et en grossir de nouvelles ; charriant les véhicules par ses seuls émissaires – ses uniques raccordements à l’espace,
à la surface de la terre, au sol –
se délestant de ses cargaisons, en aspirant de nouvelles ;

nous étions entrés sous la montagne par l’arche d’un tunnel,
imaginant la cime se tenir à l’aplomb exact de la route,
de là-haut – Campo Imperatore – j’avais cherché du regard
la grande courbe de l’autostrada posée sur ses piles, forée sous la montagne,

et l’avais revue, comme elle m’avait surprise la première fois :
une miniature
posée dans la vallée qui s’achevait au loin aux rebords de l’Adriatique :
sa déclivité semblait si faible ;
la côte perdue sous une tache blanche, le bleu effacé et luisant de la mer,
un miroir ne recevant que l’éclat du soleil,
le trait ténu de l’ombre – autre terre, à son autre bord, Albanie

AbruzzesAutostrada Teramo L’Aquila – Roma

le ciel ouvert devant eux, profond, tumultueux, et sanglant et doré


« Comment puis-je imaginer avec justesse ce qu’ils ressentaient ? J’ignore tout.
Leurs désirs seront demeurés obscurs et négligeables ; de leurs pensées
et leurs rêves ; de leur servitude ; de leurs espoirs- étincelles et cendres ; comment ils se relevaient  debout harassés souriants –
je ne dispose que de l’image du Monde qui leur était adressée
Ô miroir vide, au tain presque effacé « 

1
je peux les imaginer entrant dans l’église comme un troupeau,
chacun forçant le passage par l’étroite porte et tous de s’avancer
comme les bêtes avancent,

comme elles avancent, qu’elles soient là ou là, non pas distraites,
non pas indifférentes, mais comme si le monde était  partout une seule et même chose : la terre, l’étendue de la terre sèche et âpre, les collines arrondies qui se croisent en tous sens ; la succession du jour et de la nuit ; le défilement des larges chemins par lesquels elles sont guidées ; les aboiements et l’ombre sur les pâtures,

et elles, là, comme n’importe où ailleurs, attendant simplement
l’étape ultérieure vers laquelle elles seront conduites,
et toute leur pensées dirigées vers l’idée, par l’idée qu’on les pousse plus loin, qu’elles sont faites pour être poussées plus loin et non pas regarder autour d’elles, s’arrêter et relever la tête ou lever les yeux

ainsi sont les bêtes qu’ils ont conduites depuis des semaines vers l’estive,
depuis les terres brûlantes du sud jusqu’à l’étale plus clémente
de la haute-plaine, après être passés au pied de la montagne, 
sous les neiges glacées (nul ne les a vues à son flanc droit)
le sommet qu’on appelle la Grande Corne
(salut à toutes les bêtes qu’ils guident !)

et mêlés à leurs troupeaux, moutons, brebis, agneaux, agnelles et chiens,
qui ne connaissent durant la transhumance que les alternances d’un ciel uniforme et l’espace que délimitent les odeurs des bêtes et leurs cris,
et les lignes qu’elles forment les unes derrière les autres quand la première s’élance, croyant être encore au milieu du troupeau…

mais je ne puis vous décrire ainsi – car je sais : cela n’a pu être ainsi –
et ne peut s’être passé ainsi pour aucun d’entre vous,  
frères qui en savez plus long depuis des siècles sur le Berger
et l’unique brebis perdue que quiconque – secula seculorum 
même si j’ai plaisir à dire :
votre entrée désordonnée, soumise, fougueuse et entravée,
celle de bêtes dans un bâtiment, n’importe lequel, vous-même pensant
 » nous bergers arrivés dans ces montagnes, nous sentons comme les bêtes, avons
marché avec elles depuis des semaines, dormi avec elles par tous les temps « 


2
mais je ne peux imaginer que vous seriez entrés ainsi, têtes baissées
comme les bêtes se suivent, avec celles plus impatientes de passer devant, de rejoindre l’étape du lendemain, qui n’arrivera qu’après la nuit à venir
dans l’église si petite,
l’oratoire des pèlerins,

une pression telle que l’un d’entre vous
presque éjecté, ou pour mieux dire, son corps, sous la pression commune
des corps, les uns contre les autres, les uns après les autres -comme un fruit duquel gicle la pulpe et les pépins, dressé en une tournure incompréhensible,
son corps élevé, porté, rejeté, soulevé par la masse des autres corps,
ses bras affolés, aspiré vers la voûte, élongué et tordu

et lui, levant la tête au bout de son corps, malgré lui,
sa tête ne pouvant être que dressée, ou relevée ou étirée, arrachée
au-dessus de la masse têtue, embourbée en elle-même et ne cessant d’avancer, de remplir l’espace, au point d’y tellement buter que plus personne ne pouvait bouger – au-dessus des autres corps immobiles et grouillants
pousse un cri d’admiration qu’ils prennent
pour un cri de terreur ou de douleur

3
mais ce ne peut être ainsi ;
en cortège venus, pleins de ferveur et de fatigue, innocents et pêcheurs,
vous apprêtant à pénétrer l’église, tranquillement comme rejoindre l’ombre
et se laver le corps et l’âme ; venant pour la fraîcheur devant être accordée
à vos âmes ;  et dès le seuil, s’est répandue en vous, versée depuis la bouche,
et remplissant la poche du ventre, l’amer d’une peur oubliée,

et dès le seuil, une ferveur impatiente, une hésitation intenable et inquiète,
sachant que vous franchissiez une enceinte sacrée, qui ne repose pas
dans l’espace, qui n’est pas une demeure,
mais renferme un lieu très abstrait, très vaste et illimité, empli de mystères
et de vérités, de très grands mystères et de très grandes vérités

que vous pouvez vous représenter, pour vous-mêmes, par le truchement
des images, en lesquelles réside tout ce vous savez de la vie ; de la mort ; 
de la peur ; des saisons qui sont le défilement du monde et du temps ;
qui sont l’enchaînement des travaux sous la nudité fixe et implacable du ciel ; 
et de la création du Monde ; et du pourquoi de la venue de Jésus le Sauveur
(il vous sauve de vous-mêmes, vous soulage de vous-mêmes et vous console)
et votre foi est telle que vous ignorez tout de vous-mêmes et
vous présentez ainsi devant Lui pour être pardonnés

4
pour ces bergers venus des terres d’Apulie pour les Abruzzes,
pour ces bergers, dont la Foi affronte les Paroles faites images,
et ils auraient alors, pour commencer,
poussé ensemble un cri de douleur et d’émerveillement en regardant le ciel étoilé au dessus d’eux et le Grand Saint-Christophe,
Protecteur des pèlerins et des  bergers
et de tous ceux qui vivent à nu sur les routes, n’ayant que les églises pour asile
clamant « O ta  force ! O ta grandeur  » – disant chacun, ensemble 
« Christophore, qui est notre saint, qui es à nous ; qui nous effrayerait si nous
te rencontrions et peut-être nous protèges-tu parce que nous ne pouvons te voir, malgré ta taille ; aussi grand que la façade de l’église, et si fort que tu as porté l’Enfant et le monde entier sur toi, avec Lui et par Lui.Qui ne dédaigne pas de nous protéger.  Amen.« 


ce qu’ils voient, ce qu’ils reçoivent :

éveillant, et subissant le mouvement de leurs âmes dans les images ;
le mouvements de leurs âmes sur leurs visages et dans tout le corps -comme s’ils étaient exposés devant Son regard invisible :
le brassement de la peur et de l’espoir ;
le souvenir de toutes leurs fautes emplissant leurs bouches
devant les images de l’Enfer, une matière liquide qu’ils peuvent à peine retenir, amère, épaisse, venue de l’oubli ;
la honte les étreignant, tel le collet au cou de la bête sauvage ;
la honte insurmontable et l’accablement pour leurs fautes qui sont
comme des taches restées sur leurs visages ; la frayeur – 
l’attente du coup qui pourrait être porté par la pierre aiguisée tenue en main,
le geste encore retenu, devant achever la bête et la jeter en Géhenne –
le geste encore interrompu ; morsures des chiens et des flammes ;
serpents mordant les seins des femmes damnées,

faisant maintenant face à la Nativité et aux présents des Trois Rois
et le pardon promis, pour lequel il faudra patienter,
l’étreinte ne pouvant se desserrer que lentement,
comme reviennent fixement le cycle des saisons et celui des douze mois
(la main tenant le collet et celle tenant la pierre relâchant insensiblement leur prise)
Et ils regardent les puissances déchaînées du Bien et Mal : les lutteurs s’empoignent ; le Dragon opposé à l’Hippogriffe sur les chancels de marbre qu’ils ne peuvent franchir combattre autour d’eux, à cause d’eux ;

5
peut-être croient-ils, à l’instant de leur faute et de leur honte –
celui de l’écœurement et de l’amertume –
que c’est à cause d’eux que ce combat ne cesse
ce combat qui est l’unique motif représenté sur toutes les parois de l’église

comme le ciel se serait ouvert, devant eux, profond, tumultueux, et sanglant
et doré -pour qu’ils voient devant eux, devant leurs pas comme il aurait surgi, un gouffre donnant brutalement sur l’Enfer, qu’ils s’en effrayent
et s’en éloignent

et pensant, comme les images se pensent en eux, que c’est en raison
de leurs fautes, celles qu’ils ont commises et celles qui le seront,
qu’Il a dû se faire homme pour les en délivrer, et souffrir à son tour de toutes fautes, présentes et de celles qu’ils commettront encore

(ont-ils perçu, un instant, qu’ils se sont soumis à ces grandes figures polychromes et lointaines, inatteignables et vivantes
comme des idoles aux pieds desquelles ils ont abandonné leur force,
se défaisant de leurs rêves et oubliant la faim qui les ronge,
pour le désir qu’elles les emportent là où ils ne sauraient aller seuls,
ni cheminer avec leurs âmes ?)

et il leur faut l’effusion d’être pardonnés,
d’être pardonnés parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils sont –
pour qu’Il vienne à eux, qui ne distinguent ni le bien ni le mal ; 
et Il se penchera sur chacun d’eux, comme le berger réveille la bête endormie –
espérant qu’elle s’éveille à elle-même

alors ils comprennent ce que les images leur disent : non ce qu’ils sont,
non plus ce qu’ils doivent être, mais ce à quoi ils sont promis


6
comme je suis venu seul, devant les fresques, 
qui sont une partition et un mystère vivants
pour seulement, exclusivement
l’âme qui les aura contemplées,
une musique silencieuse dans sa propre partition –
elle s’était élevée dans la tenue d’un accord lumineux et profond,
celui de la chair et de l’esprit ; celui de la honte et de l’espérance : 
et comme il fut tenu bref ;
les doigts s’étaient liés d’une main à l’autre, la plus proche,
les cœurs obéissants, et reconnaissants, étaient devenus libres :
chacun désirant éprouver la puissance de son chant –
comme un sillon profond,
et toutes voix franches –
la pression de l’air dans la gorge, 
le désir assouvi, la voix qui vibre pour fondre dans le choeur,
et résonne, vide, creusée dans la poitrine
nul ne peut les regarder pour ce qu’elles sont,
ou semblent montrer, ni pour ce qu’elles représentent

Avaient-ils remarqué les courbes sinueuses et douces, du corps flagellé,
Ses hanches féminines, celles d’un corps impérissable ? 


9 /16 août  22. Chalon-sur-Saône, Rezé-les-Nantes
Après la visite de l’Oratoire de San Pellegrino, Bominaco. Abruzzes, 23 juillet 22.