Trois mots répétés / Matera


C‘était une même sensation de tout le corps et du désir : un transport. J’avais plongé dans la ville de pierre ; m’étais laissé avaler par elle et conduire comme l’eau dans les rainures ou les sillons,

par le labyrinthe
de ses maisons superposées (leurs toits servant de places, lisses et imparfaites sur lesquelles étaient édifiées d’autres maisons, et leurs frontons de marches),
de ses ruelles penchées et verticales et de ses escaliers égarés courant à tous étagements, 
de ses formes géométriques emboîtées, échelonnés à l’infini, les unes dans les autres, à côté, au-dessus, en-dessous les unes des autres,


chaque portion de la ville, depuis le sol sous vos pas, la perspective raccourcie
tirée devant vous, face à l’élévation des maisons empilées dans la même façade,
dans le défilé étroit des bâtiments où vous  vous étiez glissé entre ses parois dorées, crayeuses et âpres, élargi soudain sur une place : un simple et irrégulier écartement de l’assise des bâtiments, une courte et provisoire relâche de votre acheminement – ne cessant de vous la faire survoler (plonger, vous hisser, retomber ]

–  et de ses sentiers et des friches menant vers les églises peintes creusées aux flancs du ravin – la longue, étroite et torse gravina – jusqu’à buter contre une roche massive,


la ville inversée comme là-bas j’en ai découvert les étranges fondations : la ville intégralement taillée dans sa roche, intégralement dévidée, prélevée sur elle-même, sculptée dans la falaise, à ses flancs, ses replats – érodant le long front âpre de la corniche, devenue poreuse et fraîche,

(sa propre carrière et sa forme donnée ; sa matière visible en son seul ordonnancement)

la ville advenue par ablation et creusements, retraits, érigée blocs par blocs – transmutation de sa matière première – s’approfondissant dans ses propres entrailles faites blocs et voûtes, et s’étageant au point que ses clochers avaient fini par jaillir sous le ciel incandescent,

entêtante sensation, trois mots, tout le long de cette semaine brûlante, accablante ; je recherchais la fraîcheur dans les ruelles étroites comme des sentes (des cicatrices calcaires), les églises rupestres ou les sassi ou l’ombre de ses palais aux vastes fenêtres,


me répétant ces trois mots, tirés comme une corde, rebroussée et relâchée –
trois mots à l’intérieur de moi, muets et flottants, trois mots déposés et remués presque involontairement dans une transparente coquille – sans désir, puisqu’ils étaient l’expression même du désir mis à découvert, éprouvant son propre comblement – le désir s’étant fait transport au lieu géographique où il était assouvi, ayant éclos au lieu où il se ressemblait fidèlement à lui-même,

la ville devenue l’aboutissement de ce transport, son étape ultime, et sa destination : la ville liquide et détachée de la terre, une île de pierre si profondément arrimée à la roche, et si puissamment détachée d’elle, comme si le relief l’entourant  avait refermé sur elle les limites de son immense et sévère concrétion,


ma présence toute entière tenant en trois mots – les mots d’une jouissance ininterrompue et inépuisable, trois mots ne se substituant pas à elle – mais, comme la colombe peinte sur la nuée s’élève négligemment, pour rappeler, libérée et détachée de lui, que le Corps ressuscité portait antérieurement à son poser, les signes dont elle était chargée,


trois mots pour l’ombre même de mon transport  : Venise de pierre

Trois mots sans cesse répétés à Matera. Basilicate. Août 2015.

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