géographie : le temps

… cette fois, je voudrais tenir la consistance de ce temps heurté,
perdu, négligé, continu, indifférent et mesurable –
au sein de la durée du voyage – non extraire un laps ni un trajet quelconques, mais tenir ce que la mémoire ne peut faire advenir que séparés – ni le fragment de temps ni celui de l’espace parcouru, ni la prise factice des souvenirs…

Dans la durée, la tenue à tout instant précis, d’un décompte : celui du temps restant, celui du temps à venir ; la teneur du temps présent – qui s’élève
à rebours : elle est un temps momentanément dissout, qui ne s’égrène qu’en silence.

Eprouver le temps comme une sorte de bruit muet – celui d’une pression contre le corps -comme le temps est pris dans ce bruit – le bruit, l’assise du temps, une rumeur ininterrompue, un fil balbutiant – son cours incessant comme eau mêlée à celui de la conscience,
– elle, son charroi, elle informulée et sèche, son chantonnement, par laquelle elle se dicte et se déchiffre elle-même – le bruit du temps qu’on ne perçoit pas – qui vous heurte – bruit, sa possibilité de compression et de dissolution, lorsqu’il se mêle à d’autres, sur la grande portée du corps, la teneur du temps égaré dans les lignes imperceptibles de la mémoire, comme les lignes et les courbes du trajet ;

A tout instant avancer, et insécable, la prise de vue extérieure selon le mouvement continu de l’habitacle, cadrant depuis son bord le défilement
de la vision ; les tâches successives et simultanées que la conductrice doit unifier dans ce laps – l’analyse qu’elle doit, portée par la vitesse, opérer continûment, immergée dans ce qui n’est pas un paysage, mais une étoffe continuellement fixe, une étoffe ondoyante dressée entre le paysage et le corps : et le véhicule est la scène, mobile ;

Et nous deux, absentés et conscients, la bribe de conversation qu’on pourrait extraire, à peine compréhensible, d’être écourtée –

Et dans l’instant délimité, l’intérêt porté par le regard à tel détail de la montagne, au village aperçu au loin sous la courbe de l’autoroute, et dépassé
(après, me retourner, puisque la route offre une large courbe concave : le mot de violence en premier, le village non pas franchi mais ignoré – passer au-dessus comme au-dessus d’une pierre, d’un amas quelconque, et comment résider là, en dessous – résister ?) ou d’un bâtiment désert ou celui d’une vallée – disposant deux ou trois mots pour fixer l’impression qui m’a percutée puis l’oublier, ou tenter, après, dans la séquence qui aurait suivi, de la démêler, de l’alléger par le fil du langage –

[ Somewhere ]
Il est arrivé qu’une longue secousse s’empare de moi ;  une seconde pour la pointe de la sensation reçue, l’écharde sous l’ongle – ignorant à cet instant ce qu’elle était parvenue  à desceller au fond de moi – elle prenant toute la place, se retournant lentement – et la sensation reçue de s’épanouir – reçue par le seul détail de la boule opaque d’un lampadaire sur le bas-côté –  et de s’épandre, et comme les fils profonds de cette sensation résistaient – le souvenir auquel ils étaient crochetés – et elle de flairer avidement autour du premier mot venu, de la première phrase formée – mes yeux ouverts face à cet éblouissement intérieur, et sombre – m’efforçant de revenir à la sensation et l’image premières – la lumière ; et elle (la sensation) flairant tout ce temps sans relâche autour de chaque mot qui s’était exondé – déjà pesé, avalé ou dissout – le temps était devenu celui de cette fouille patiente  comme remuer la terre et chercher, aveugle, le trésor enfoui – et le temps l’avait transmuée en mots justes ou nouée en figures : le poème s’est écrit en voiture, au fond du ventre la sensation qui s’était éveillée, une boule lumineuse et lourde qui s’était éclaircie – écrire, une voile qu’il fallait sans cesse continuer de hisser 

[anywhere]
Mais le plus souvent, n’obtenir qu’un fade bruit intérieur, un babil répétitif et lassant – des mots vides, hébétés – parfois, comme une traîne, une vague envie d’exploration, transmuée immédiatement en remords – le désir de pénétrer ce paysage et de m’y enfouir, pour un chemin aperçu – promesse de saisie de l’espace tout entier, comme un abandon où le tenir

[ everywhere]
Une somme impossible à constituer,
l’éclosion infiniment fanée et renaissante de l’attention, du désir, de la rêverie ; dans le corps, le gouffre sans fond d’un instant,
et l’instant du corps dans l’espace : la mesure tangible de quelques pas assurés ou du franchissement de quelques dizaines de mètres.

On the road 2022/24 (reprise d’un texte)

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